MARGAUX VENDASSI
cinéaste | reporter de danse
"Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau."
Extrait du poème "Le Voyage" de Charles Beaudelaire
a gun & a girl
"Dans un village proche de Valdagno, je m’arrête boire quelque chose dans un bar situé sur une place très ventée. Comme le vent est photogénique! Il y a d’autres maisons tout autour, mais isolées, et le vent s’engouffre entre l’une et l’autre en soulevant des nuages de poussière qui m’enveloppent puis montent, au-dessus des toits, où le contre-jour les rends blancs. De l’intérieur, la scène est encore plus suggestive. Une énorme baie vitrée laisse voir presque toute la place, barrée au fond par un mur qui coupe le paysage horizontalement. Au-dessus du mur, le ciel est d’un bleu que la poussière fait paraître déteint. Il retrouve son identité comme par dissolution, lorsque se dissipent les nuages de poussière. Pourtant c’est étrange. Je me déplace dans la salle en cherchant le bon angle et ne trouve pas. J’hésiterais beaucoup si je devais cadrer ce que je vois. Peut-être la difficulté vient-elle de ce que je n’ai pas d’histoire à raconter, et qu’ainsi l’imagination visuelle tourne à vide. Je reviens au comptoir où entre-temps une serveuse a préparé ma consommation. Elle est brune, les yeux clairs, mélancoliques. Elle est un peu difforme, elle doit avoir vingt-huit ans. Gestes lents et précis. Elle regarde au-dehors les morceaux de papier, les branches emportés par le vents. Je lui demande si c’est toujours comme ça ici. Elle répond « Bof… ». Rien d’autre. Elle s’assied sur un tabouret et appuie son bras sur le percolateur, la tête posée sur le bras. Elle paraît fatiguée, assoupie, ou indifférente, ou occupée à de graves pensées. Quoi qu’il en soit elle est immobile et dans cette immobilité elle devient personnage."
Extrait de "Écrits" de Michelangelo Antonioni "La réalité et le cinéma direct", Éditions Images Modernes, 2003, p. 65